LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
ALBERT
SUIVI DE
« UN HOMME PLEURAIT... », FRAGMENT INÉDIT
(Альберт)
1858
Traduction d’E. Jaubert et B. Tseytline, Les Décembristes,
Savine, 1889. « Un homme pleurait... » : traduction de Th.
Tutchev et Ch. Salomon parue dans la Revue de Paris, 1er novembre
1923.
TABLE
Cinq riches jeunes gens arrivaient, vers trois heures du matin, pour s’amuser, dans un bal de Pétersbourg.
On buvait beaucoup de Champagne, la plupart des hommes étaient jeunes, les filles jolies, le piano et le violon jouaient polka sur polka, les danses et le bruit ne cessaient pas une minute ; mais un ennui planait, une gêne : il semblait à chacun, on ne sait pourquoi (comme il arrive souvent), que tout cela n’était point ce qu’il fallait.
Quelquefois ils se forçaient à rire ; mais cette gaîté factice était encore pire que l’ennui.
L’un des cinq jeunes gens, plus mécontent et de soi et des autres et de toute la fête — se leva avec un sentiment de dégoût, prit son chapeau et sortit dans l’intention de disparaître sans être remarqué.
Dans l’antichambre, personne ; mais dans la pièce voisine, derrière la porte, il entendit deux voix qui discutaient. Le jeune homme s’arrêta et se mit à écouter.
— On ne peut pas, il y a du monde, disait une voix de femme.
— Laissez-moi entrer, je vous en prie, je ne ferai rien, murmurait une suppliante voix d’homme.
— Mais je ne vous laisserai pas entrer sans la permission de madame, répondait la femme. Où allez-vous ? Mais quel homme êtes-vous ?...
La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut une étrange silhouette d’homme. En apercevant l’invité, la servante lâcha prise, et l’étrange silhouette, après un timide salut, entra dans le salon en vacillant sur ses jambes ployées. C’était un homme de haute taille, avec un dos étriqué et voûté et de longs cheveux en désordre. Il était vêtu d’un pardessus court et d’étroits pantalons déchirés sur des souliers grossiers et non cirés. Une cravate tordue en corde se nouait sur son long cou blanc.
La chemise sale débordait des manches sur les mains maigres. Mais, en dépit de ce corps étique, le visage était tendre et blanc, et même l’incarnat jouait sur les joues, entre la barbe rare et noire et les favoris. Les cheveux non peignés, rejetés en arrière, découvraient un front pas haut et extrêmement net. Les yeux de couleur sombre, les yeux fatigués regardaient en avant avec un air tendre, suppliant et grave. Leur expression s’harmoniait à merveille avec celle des lèvres fraîches, relevées aux coins et surmontées d’une moustache rare comme la barbe.
Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, se tourna vers le jeune homme et sourit. Il sourit comme avec effort, mais quand le sourire eut éclairé son visage, le jeune homme, sans savoir lui-même pourquoi, sourit aussi.
— Qui est-ce ? demanda-t-il en chuchotant à la servante, quand ce singulier personnage eut pénétré dans le salon où s’entendaient les danses.
— C’est un musicien du théâtre, il est fou, répondit la servante. Il vient quelquefois chez ma maîtresse.
— Où as-tu passé, Delessov ? cria-t-on à ce moment du salon.
Le jeune homme qu’on appelait Delessov retourna dans le salon.
Le musicien se tenait debout près de la porte et, les yeux fixés sur les danseurs, témoignait par son sourire, ses regards, ses trépignements, la joie qu’excitait en lui ce spectacle.
— Eh bien, allez-vous aussi danser ? lui dit l’un des invités.
Le musicien salua et jeta sur la maîtresse de maison un coup d’œil interrogateur.
— Allez, allez, puisque l’on vous invite, intervint celle-ci.
Les membres maigres et débiles du musicien entrèrent tout à coup en mouvement ; clignant des yeux, souriant, étendant les bras, il s’en fut, d’un pas lourd et gauche, sauter dans le salon. Au milieu du quadrille, un joyeux officier qui dansait avec grâce et animation heurta du dos, inopinément, le musicien. Les jambes faibles et fatiguées ne conservèrent point l’équilibre, et le musicien, après avoir fait quelques pas en chancelant, tomba de tout son haut par terre. Malgré le son aigre et sec produit par la chute, presque tous se mirent à rire dans le premier moment.
Mais le musicien ne se relevait pas. Les invités se turent, le piano lui-même s’arrêta de jouer, et Delessov avec la maîtresse de maison s’empressèrent les premiers d’accourir auprès de l’homme qui venait de tomber. Il était couché sur le coude et attachait sur le parquet des yeux sans regard. Quand on l’eut relevé et installé sur une chaise, d’un geste rapide de sa main décharnée il écarta ses cheveux de son front et se mit à sourire sans rien répondre aux questions.
— Monsieur Albert, monsieur Albert ! disait la maîtresse de maison, vous êtes-vous fait mal ?... où ? Voilà, je disais bien que vous ne deviez pas danser !.... Il est si faible ! continua-t-elle en s’adressant à ses invités, il a déjà de la peine à marcher, il ne devrait pas danser !
— Qui est-ce ? demandait-on à la maîtresse de maison.
— C’est un brave homme, un artiste. C’est un très brave garçon, mais dans un état pitoyable, comme vous voyez.
Elle disait cela, sans être gênée par la présence du musicien. Celui-ci revint à lui et, comme si quelque chose l’eût épouvanté, il se tordait et repoussait ceux qui l’entouraient.
— Tout cela n’est rien ! dit-il soudain, en faisant pour se lever de sa chaise un effort visible.
Et pour prouver qu’il n’avait pas de mal, il gagna le milieu du salon et essaya de danser, mais chancela et serait tombé de nouveau si on ne l’eût soutenu.
Tous étaient confondus, tous se taisaient en le regardant.
Le regard du musicien s’éteignit de nouveau, et lui, oubliant visiblement tout le monde, se frottait le genou avec sa main. Tout à coup il releva la tête, avança une jambe qui tremblait, écarta ses cheveux avec le même geste que tantôt, et, s’approchant du violoniste, lui prit le violon.
— Tout cela n’est rien ! répéta-t-il encore une fois en élevant l’instrument. — Messieurs, faisons-nous un peu de musique ?
— Quel étrange personnage ! se disaient les invités.
— Peut-être un grand talent se cache-t-il dans ce malheureux être, fit l’un d’eux.
— Oui, malheureux, bien malheureux ! ajouta un autre.
— Quel beau visage !... Il a quelque chose d’extraordinaire, dit Delessov. Nous allons voir.
À ce moment Albert, sans prêter la moindre attention à personne, ayant serré le violon contre son épaule, s’avança lentement le long du piano et accorda son instrument. Ses lèvres prirent une expression impassible ; on ne voyait pas ses yeux, mais son dos étroit et décharné, son long cou blanc, ses jambes ployées et sa noire tête chevelue offraient un spectacle bizarre, mais nullement ridicule. Après avoir accordé le violon, il en tira vivement quelques notes, puis, relevant la tête, il s’adressa au pianiste, qui se préparait à l’accompagner.
— « Mélancolie, C. dur ! » lui dit-il avec un geste impérieux.
Ensuite, comme pour demander pardon de son geste impérieux, il sourit avec douceur, et toujours souriant, il regarda le public. Après avoir rejeté ses cheveux en arrière avec la main qui tenait l’archet, Albert s’arrêta devant le coin du piano et d’un mouvement aisé promena l’archet sur les cordes. Un son pur et harmonieux s’épandit dans le salon, et il se fit un silence absolu.
Les notes du thème s’égrenèrent librement, élégamment après la première, illuminant soudain l’univers intime de chaque auditeur d’une lumière indiciblement claire et apaisante. Pas une note fausse ou criarde ne troublait le recueillement des assistants. Tous les sons éclataient purs, élégants, larges, chacun en suivait le développement dans un silence profond, avec le frémissement de l’espérance. De cet état d’ennui, de cette distraction bruyante, de ce sommeil de l’âme où tous ces gens se trouvaient plongés, ils se voyaient brusquement transportés dans un autre monde tout à fait oublié par eux. Tantôt s’évoquait dans leur âme le sentiment d’une contemplation sereine, tantôt le souvenir passionné de quelque chose d’heureux, tantôt le mirage du pouvoir et de la gloire, tantôt l’humilité — l’ivresse d’un amour incontesté, la mélancolie. Les sons, tour à tour tristement tendres et impétueusement désespérés, coulaient et coulaient l’un après l’autre, avec tant de charme, de force et d’inconscience, que ce n’était plus des sons qu’on entendait, mais un ruisseau qui inondait l’âme de chacun, un merveilleux ruisseau de poésie dès longtemps connue, mais exprimée pour la première fois. Albert allait grandissant toujours à chaque note. Il n’était plus du tout étrange ou bizarre. Appuyant son menton sur son instrument, dont il écoutait les sons avec une attention passionnée, il remuait ses pieds convulsivement. Tantôt il se redressait de toute sa taille, tantôt il courbait lentement son dos. Le bras gauche, infléchi et tendu, semblait figé dans sa position, sauf les contractions des doigts décharnés touchant nerveusement les cordes. Le bras droit se mouvait avec aisance, élégamment et sans à-coup. Son visage brillait d’une joie continue et extatique, ses yeux étincelaient d’un feu clair, sec, ses narines se gonflaient, ses lèvres rouges s’ouvraient, épanouies par le plaisir.
Parfois sa tête se baissait plus près du violon, ses yeux se fermaient et son visage, que les cheveux couvraient à moitié, était illuminé par un sourire de suave béatitude. Parfois il se redressait, avançait la jambe, et son front pur, le regard brillant qu’il promenait dans le salon, réfléchissaient l’orgueil, la grandeur, la conscience de son pouvoir. Il arriva au pianiste de se tromper et de plaquer un accord faux. Les traits du musicien, toute sa physionomie, exprimèrent la souffrance physique. Il s’arrêta une seconde et, dans un accès de colère enfantine, il frappa du pied et cria :
— Moll, c. moll !
Le pianiste se reprit. Albert ferma les yeux, sourit et oubliant de nouveau lui-même, les autres, et l’univers entier, il s’abandonna à son jeu avec ivresse.
Tous ceux qui écoutaient Albert observaient un humble silence et ne semblaient vivre et respirer que par les sons de son violon.
Le joyeux officier était assis, immobile, sur une chaise près de la fenêtre ; il fixait sur le parquet un regard privé de vie, et ne reprenait haleine, lourdement, qu’à de rares intervalles. Les jeunes filles, dans un profond silence, demeuraient assises le long des murs, en se lançant, de temps à autre, des coups d’œil où l’admiration se mêlait à la perplexité. Le visage plein et souriant de la maîtresse de maison s’épanouissait d’extase. Le pianiste attachait ses yeux sur le visage d’Albert et, tourmenté par la peur de se tromper, peur que révélait toute sa figure allongée, il l’accompagnait. L’un des invités, qui avait bu plus que les autres, était couché sur le sofa, la face dans les coussins, et se forçait à ne pas bouger, de peur de montrer son trouble.
Delessov éprouvait un sentiment inaccoutumé. Un cercle glacé, tour à tour s’étrécissant et s’élargissant, lui serrait la tête. Les racines de ses cheveux devenaient sensibles ; un frisson lui passait dans le haut du dos ; quelque chose lui étreignait la gorge, lui piquait les narines et le palais comme avec de très fines aiguilles, et des larmes mouillaient insensiblement ses joues. Il se secouait, essayait de les maîtriser, de les essuyer ; mais toujours de nouveaux pleurs naissaient et coulaient sur son visage. Par un étrange effet de ses impressions, les premières notes du violon d’Albert avaient transporté Delessov à l’époque de sa première jeunesse. Lui — déjà plus bien jeune, las de la vie, un homme épuisé, il se sentait brusquement redevenu un adolescent de dix-sept ans, beau, naïf, heureux sans savoir de quoi. Il se ressouvenait de son premier amour pour sa cousine, en robe couleur de rose, il se rappelait l’ardeur, le charme incompréhensible d’un baiser fortuit, et l’enchantement, le mystère impénétré de la nature qui l’entourait alors. Son imagination retournée en arrière la lui montrait, elle, dans un brouillard d’espoirs indécis, de désirs incompréhensibles, d’infaillibles certitudes en la possibilité d’un impossible bonheur. Toutes les minutes inappréciables de ce temps-là s’évoquaient, l’une après l’autre, devant lui, non point comme les instants insignifiants d’un présent qui fuit, mais comme des images qui lui montraient et lui reprochaient son passé. Il les contemplait avec volupté, et pleurait ; il pleurait, non parce que ce temps-là était passé qu’il aurait pu employer mieux (si ce temps-là lui eût été rendu, il n’eût point pris sur lui de l’employer mieux), mais il pleurait simplement parce que ce temps-là était passé, et ne reviendrait jamais plus. Les souvenirs naissaient d’eux-mêmes, tandis que le violon d’Albert disait toujours la même chose. Il disait : « Pour toi il est passé, il est passé pour toujours, le temps de la force, de l’amour et du bonheur. Il est passé, et plus jamais il ne reviendra. Pleure-le, verse sur lui toutes tes larmes, meurs en le pleurant ; — c’est là le plus grand, le seul bonheur qui te reste. »
Vers la fin de la dernière variation, le visage d’Albert était tout rouge, ses yeux étincelaient, de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur ses joues. Les veines de son front étaient gonflées, tout son corps frémissait de plus en plus, ses lèvres pâles ne se refermaient plus, et sa physionomie entière exprimait comme une avidité de jouissance.
Avec un grand geste de tout son corps, et secouant ses cheveux, il abaissa son violon et avec un sourire de grandeur fière et de bonheur il jeta un coup d’œil sur les assistants. Puis son dos se voûta, sa tête retomba, ses lèvres se plissèrent, ses yeux s’éteignirent, et comme s’il eût eu honte de lui-même, promenant autour de lui de timides regards et vacillant sur ses jambes, il passa dans la pièce voisine.
Quelque chose d’étrange se passait dans l’âme de tous les assistants, quelque chose d’étrange se sentait dans le silence profond qui suivit la sortie d’Albert.
Il semblait que chacun voulût et ne sût pas dire ce que tout cela signifiait. Que signifiaient ce salon étincelant et chaud, et ces femmes brillantes, et l’aurore pointant derrière les vitres des fenêtres, et ce sang en mouvement, et cette pure impression des sons évanouis ? Mais aucun n’essayait même d’approfondir ; presque tous, au contraire, se sentant impuissants à pénétrer ce qui suscitait en eux des sensations nouvelles, s’en irritaient
— Mais il joue extrêmement bien, dit l’officier.
— Merveilleusement ! répondit Delessov, en s’essuyant furtivement les joues de sa manche.
— Mais il est temps de partir, messieurs, dit en se remettant un peu celui qui était étendu sur le sofa. Il faudra lui donner quelque chose, messieurs. Cotisons-nous.
Pendant ce temps, Albert était assis tout seul dans la pièce voisine, sur un divan. Les coudes appuyés sur ses genoux décharnés, il promenait sur son visage ses mains salies et couvertes de sueur, lissait ses cheveux et se souriait à lui-même avec bonheur.
La quête fut abondante et Delessov se chargea de la lui remettre.
En outre il vint l’idée à Delessov, que cette musique avait si vivement, si étrangement remué, de faire du bien à cet homme. Il lui vint l’idée de le prendre chez lui, de le vêtir, de lui trouver un emploi, bref, de l’arracher à sa pénible situation.
— Eh bien, vous êtes fatigué ! lui demanda Delessov en s’approchant de lui.
Albert sourit.
— Vous avez un véritable talent. Vous devriez vous occuper sérieusement de musique, jouer en public.
— Je voudrais boire quelque chose, dit Albert, comme en se réveillant.
Delessov apporta du vin, et le musicien en but deux verres avec avidité.
— Quel bon vin ! fit-il.
— « Mélancolie », quelle chose exquise ! dit Delessov.
— Oh ! oui, oui ! répondit Albert en souriant. Mais excusez-moi ; je ne sais pas avec qui j’ai l’honneur de parler ; peut-être êtes-vous un comte ou un prince : ne pourriez-vous pas me prêter un peu d’argent ?
Il se tut un moment.
— Je n’ai rien, moi ; je suis un pauvre homme. Je ne pourrai pas vous rendre.
Delessov rougit et prit un air confus, il remit vivement au musicien l’argent recueilli.
— Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en prenant l’argent. Maintenant, nous allons faire de la musique ; je vous jouerai tout ce que vous voudrez. Je désirerais seulement boire quelque chose, boire... ajouta-t-il en se levant.
Delessov retourna lui chercher du vin et le pria de s’asseoir près de lui.
— Excusez-moi, si je suis franc avec vous, lui dit Delessov. Votre talent m’a intéressé. Il me semble que vous vous trouvez dans une situation malheureuse ?
Albert regarda tour à tour Delessov et la maîtresse de maison qui venait d’entrer dans la pièce.
— Permettez-moi de vous offrir mes services, continua Delessov. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous serais très obligé de venir demeurer chez moi pendant quelque temps. Je vis seul, et peut-être pourrais-je vous être utile.
Albert sourit et ne répondit pas.
— Pourquoi donc ne remerciez-vous pas ? dit la maîtresse de maison. C’est manifestement un bienfait pour vous... Seulement, poursuivit-elle en s’adressant à Delessov avec un hochement de tête, je ne vous le conseillerais pas.
— Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en serrant dans ses mains moites la main de Delessov. Mais à présent, allons faire de la musique, je vous prie !
Mais déjà les autres invités se préparaient à partir, et, malgré les prières d’Albert, ils sortirent dans l’antichambre.
Albert dit adieu à la maîtresse de maison, mit un chapeau usé à larges bords et une vieille almaviva d’été qui composaient tout son vêtement d’hiver, et sortit avec Delessov sur le perron.
Lorsque Delessov fut monté dans sa voiture avec sa nouvelle connaissance, et qu’il sentit cette désagréable odeur de boisson et de malpropreté dont le musicien était comme imprégné, il commença à se repentir de son action et à regretter sa puérile bonté d’âme et son imprudence. De plus, tout ce que disait Albert était si sot, si trivial, et il devenait tout d’un coup si abominablement ivre au grand air, que Delessov se sentait mal à l’aise.
— Que vais-je faire de lui ? pensait-il.
Au bout d’un quart d’heure de chemin, Albert se tut ; son chapeau roula entre ses pieds ; il se jeta dans un coin de la voiture et se mit à ronfler.
Les roues criaient sur la neige glacée ; la faible clarté de l’aurore perçait à peine les vitres gelées des portières.
Delessov regarda son voisin. Son long corps recouvert du manteau gisait sans vie auprès de lui. Il lui semblait voir remuer sur ce corps une longue figure avec un grand nez de couleur sombre ; mais en regardant plus attentivement, il reconnut que ce qu’il prenait pour le nez et le visage, c’étaient les cheveux, et que le vrai visage était plus bas. Il se pencha et examina les traits d’Albert. Alors la beauté du front et de la bouche sereine le frappa de nouveau. Sous l’influence de ses nerfs fatigués, de l’insomnie et de la musique entendue, Delessov, en regardant ce visage, se revoyait de nouveau transporté dans ce monde heureux où il était entré pour un moment cette nuit-là ; de nouveau il se remémorait l’époque heureuse et généreuse de sa jeunesse, et il cessait de regretter son action. En ce moment, il aimait Albert sincèrement et ardemment, et il se sentait fermement décidé à lui faire du bien.
Le lendemain matin, quand on le réveilla pour aller à son service, Delessov aperçut autour de lui, avec un étonnement désagréable, son vieux paravent, son vieux domestique et sa montre sur la table de nuit.
— Mais que m’attendais-je donc à voir, en dehors de ce qui m’entoure toujours ? se demanda-t-il à lui-même.
Et ici il se rappela les yeux noirs et le sourire heureux du musicien ; le motif de « mélancolie », et toute l’étrange nuit dernière lui revinrent brusquement à l’esprit.
Cependant il n’avait pas le temps de se demander s’il avait bien ou mal fait de recueillir chez lui le musicien. Tout en s’habillant, il arrangeait le plan de sa journée, prenait ses papiers, donnait les ordres nécessaires à la maison ; puis, vivement, il mit son manteau et ses galoches.
En passant devant la salle à manger, il jeta un coup d’œil par la porte. Albert, le visage enfoncé dans les coussins, les membres étalés de côté et d’autre, la chemise sale et déchirée, dormait d’un profond sommeil sur le divan de cuir où il avait été déposé, inerte, la veille au soir. Malgré lui, Delessov se sentit fraîchement impressionné.
— Va, je t’en prie, de ma part chez Boruzovsky lui demander son violon pour deux ou trois jours, dit-il à son domestique. Et quand il s’éveillera, sers-lui du café, donne-lui de mon linge et quelques-uns de mes vieux effets. Contente-le en tout, je t’en prie.
En rentrant chez lui assez tard dans la soirée, Delessov, à grand étonnement, ne trouva plus Albert.
— Où donc est-il ? demanda-t-il à son domestique.
— Aussitôt après son dîner il est parti, répondit l’autre. Il a pris le violon et il est parti. Il a promis de revenir au bout d’une heure ; mais il n’est pas encore rentré.
— Ta ! ta ! c’est fâcheux, dit Delessov. Mais pourquoi l’as-tu laissé partir, Zakhar ?
Zakhar était un domestique de Pétersbourg qui servait Delessov depuis huit ans déjà. Delessov, comme un célibataire seul, lui confiait tout naturellement ses projets, et il aimait à connaître l’opinion de son serviteur sur chacun de ses projets.
— Mais comment aurais-je osé le retenir ? répondit Zakhar, en jouant avec le petit cachet de sa montre. Si vous m’aviez dit, Dimitri Ivanovitch, de le retenir, j’aurais pu l’amuser à la maison. Mais vous ne m’avez dit que de le nipper.
— Ta ! c’est fâcheux ! Eh bien, mais qu’a-t-il fait ici pendant mon absence ?
Zakhar sourit.
— C’est exact, on peut l’appeler artiste, Dimitri Ivanovitch. Dès qu’il s’est réveillé, il a demandé du vin de Madère, puis il a passé son temps avec la cuisinière et le domestique de notre voisin. Il est si drôle ! — Cependant il a un bon caractère. Je lui ai donné du thé, je lui ai servi le dîner ; il n’a rien voulu prendre seul, il m’a toujours invité. Et comme il joue du violon ! Non, il y a peu d’artistes qui le vaillent, même chez Izler. On peut bien garder un pareil homme. Et il nous a joué « En aval de notre mère Volga ! » absolument comme un homme qui pleure. Très bien ! Même trop bien ! De tous les étages on est descendu chez nous dans l’antichambre, pour écouter cette musique.
— Eh bien, l’as-tu habillé ? interrompit le bârine.
— Mais oui ; je lui ai donné votre chemise de nuit et je lui ai passé mon pardessus. On peut bien secourir un homme comme lui,— c’est un homme charmant.
Zakhar sourit et ajouta :
— Il m’a demandé tout le temps quel grade vous aviez, si vous aviez de hautes relations, et combien vous possédiez d’âmes de paysans !
— Bien, mais il faudrait maintenant le retrouver, et tout d’abord ne rien lui donner à boire, autrement il lui arrivera encore quelque chose de pire.
— C’est vrai, interrompit Zakhar ; il n’a pas, cela se voit, une santé bien forte. Il y avait autrefois chez nous un intendant...
Delessov, qui savait déjà depuis longtemps l’histoire de l’intendant, un ivrogne renforcé, ne la lui laissa pas terminer, et, après lui avoir ordonné de tout préparer pour la nuit, il l’envoya retrouver et ramener Albert.
Il se mit au lit et souffla sa bougie ; mais de longtemps il ne put s’endormir, toujours il songeait au musicien.
— Quoique tout cela puisse paraître singulier à nombre de mes connaissances, pensait-il, on fait si rarement quelque chose de désintéressé, qu’on doit remercier Dieu de nous en donner l’occasion ; et je ne laisserai pas échapper celle-ci. Je ferai tout, — je ferai absolument tout ce que je peux pour lui venir en aide. Peut-être n’est-ce pas du tout un fou, mais simplement un homme adonné à la boisson. Cela ne me coûtera pas grand’chose : où l’un est rassasié, deux peuvent l’être. Qu’il demeure d’abord chez moi ; puis nous lui trouverons quelque place, un concert, nous le relèverons, et nous verrons ensuite.
Un sentiment agréable de satisfaction intime s’empara de lui à ce raisonnement.
— Vraiment, je ne suis pas tout à fait un mauvais homme ; non, je ne suis pas tout à fait un mauvais homme, pensait-il. — Je suis même un homme excellent, quand je me compare aux autres.
Il commençait enfin à s’endormir, quand le bruit de la porte qui s’ouvrait et des pas dans l’antichambre le tirèrent de son assoupissement.
— Eh bien, je le traiterai un peu plus sévèrement, pensa-t-il ; il vaut mieux ainsi, et je dois m’y résoudre.
Il sonna.
— Quoi ?... est-il revenu ? demanda-t-il à Zakhar qui venait d’entrer.
— C’est un malheureux, Dimitri Ivanovitch, dit Zakhar en secouant la tête et en fermant les yeux.
— Qu’y a-t-il ? Il est ivre ?
— Très faible.
— Et le violon, l’a-t-il ?
— Il l’a apporté, la maîtresse de la maison l’a remis.
— Eh bien, je t’en prie, ne le laisse pas pénétrer en ce moment dans ma chambre ; couche-le, et demain ne le laisse sortir sous aucun prétexte.
Mais Zakhar n’était pas encore dehors, qu’Albert entrait déjà dans la chambre.
— Est-ce que vous voulez déjà dormir ? demanda Albert en souriant. Moi j’étais là, chez Anna Ivanovna. J’ai passé très agréablement la soirée : on a fait de la musique, on a ri, la compagnie était charmante. Permettez-moi de boire un verre de quelque chose, ajouta-t-il en prenant une carafe qui se trouvait sur la table de nuit. — Seulement, pas de l’eau.
Albert avait le même air que la veille : même sourire des yeux et des lèvres, même front clair et inspiré, même faiblesse des membres. Le pardessus de Zakhar lui allait bien, et le col propre, large, sans empois, de la chemise de nuit retombait pittoresquement autour de son cou blanc et mince, et lui donnait quelque chose d’enfantin et d’innocent. Il s’assit sur le lit de Delessov et sans parler, le regarda en souriant d’un air de plaisir et de reconnaissance. Delessov plongea ses yeux dans les yeux d’Albert, et il se sentit retomber tout à coup sous le charme de son sourire. Il n’avait plus envie de dormir, il oubliait son devoir d’être sévère et il voulait, au contraire, se délecter, entendre de la musique et, fût-ce jusqu’au matin, causer amicalement avec Albert. Il ordonna à Zakhar d’apporter une bouteille de vin, des cigarettes et le violon.
— Voilà qui est très bien ! dit Albert. Il est encore tôt, nous allons faire de la musique ; je jouerai tant que vous voudrez.
Zakhar apporta avec un plaisir visible une bouteille de Laffitte, deux verres, des cigarettes de tabac doux pour Albert, et le violon. Mais au lieu d’aller se coucher, comme le bârine le lui avait commandé, il alluma un cigare et s’assit dans la pièce voisine.
— Causons un peu, ce sera mieux, dit Delessov au musicien qui voulait tout de suite prendre le violon.
Albert s’assit docilement sur le lit et sourit de nouveau joyeusement.
— Ah oui ! dit-il en se frappant subitement le front de la main et en prenant une expression d’inquiète curiosité. (L’expression de son visage précédait toujours ce qu’il allait dire.) Permettez-moi de vous de mander...
Il s’interrompit un moment.
— ... Ce monsieur qui était là, hier, avec vous... vous l’appeliez N... n’est-il pas le fils du célèbre N... ?
— Son propre fils, répondit Delessov, sans comprendre aucunement en quoi cela pouvait intéresser Albert.
— Mais oui, dit-il en souriant d’aise : j’ai remarqué tout de suite dans ses manières quelque chose qui trahit l’aristocratie. J’aime les aristocrates : un aristocrate a quelque chose de charmant et d’élégant. Et cet officier qui dansait si bien, poursuivit-il, il me plaît aussi beaucoup : celui qui avait l’air si gai et si noble, je crois que c’est l’aide de camp de NN... ?
— Lequel ? demanda Delessov.
— Celui qui m’a heurté quand nous dansions. Ce doit être un bon garçon.
— Non, c’est un homme frivole, répondit Delessov.
— Ah que non pas ! protesta Albert avec chaleur : il a quelque chose de très, très séduisant... Et c’est un bon musicien, ajouta-t-il : il a joué un air d’opéra. Personne ne m’a plu à ce point depuis longtemps.
— Oui, il joue assez bien ; mais je n’aime pas son jeu, dit Delessov, désireux d’amener son interlocuteur sur le terrain de la musique. Il ne comprend pas la musique classique : Donizetti et Bellini, ce n’est pas de la musique. Je crois que vous êtes de cet avis ?
— Oh ! non, non, excusez-moi ! commença Albert, l’ancienne musique est une musique, et la nouvelle en est une autre. Et la nouvelle offre des beautés extraordinaires... Et la Somnambule ? Et le finale de Lucia ? Et Chopin ? Et Robert ? Je pense souvent...
Il s’interrompit, recueillant visiblement ses pensées.
... — Et si Beethoven vivait encore, il pleurerait de joie en entendant la Somnambule. Partout des beautés. J’ai entendu pour la première fois la Somnambule lorsque Viardot et Rubini étaient ici : voici ce que c’était, dit-il, les yeux brillants et en faisant avec ses deux mains le geste d’arracher quelque chose de sa poitrine. Encore un peu, on n’eût pu supporter cela.
— Eh bien, et à présent ? comment trouvez-vous l’Opéra ? demanda Delessov.
— La Bosio est bonne, très bonne, répondit-il ; elle est étonnamment gracieuse, mais elle ne touche point ici, dit-il en désignant sa poitrine creuse. Ce qu’il faut à une cantatrice, c’est la passion ; or, elle ne l’a pas. Elle charme, mais ne bouleverse pas.
— Et Lablache ?
— Je l’ai entendu jadis à Paris dans le Barbier de Séville. Il était alors unique ; mais à présent il est vieux. Il ne peut plus être un grand artiste, il est vieux.
— Mais qu’importe s’il est vieux ? Il est bon tout de même dans les « morceaux d’ensemble[1] », dit Delessov, toujours en parlant de Lablache.
— Comment, s’il est vieux ! répliqua sévèrement Albert. Il ne doit pas être vieux. Un artiste ne doit pas être vieux. L’art exige beaucoup de qualités ; mais la principale, c’est le feu ! dit-il, les yeux étincelants et les bras levés en l’air.
Et en effet une intense flamme intérieure fulgurait dans toute sa face.
— Ah ! mon Dieu ! fit-il soudain : — vous ne connaissez pas Pétrov, le peintre ?
— Non, je ne le connais pas, répondit Delessov en souriant.
— Comme je voudrais que vous fissiez sa connaissance ! Vous auriez plaisir à causer avec lui. Comme il comprend l’art, lui aussi ! Avant, nous nous rencontrions souvent chez Anna Ivanovna, mais à présent elle s’est fâchée avec lui. Et moi, je désirerais vivement que vous fissiez sa connaissance. C’est un grand, grand talent.
— Eh bien, quoi, il peint des tableaux ? interrogea Delessov.
— Je ne sais pas... Non, il me semble ; mais il a été peintre de l’Académie. Quelles pensées il a ! Quand il cause, parfois, c’est admirable. Ah ! Pétrov est un grand talent, seulement, il mène joyeuse vie... Voilà, c’est dommage, ajouta Albert avec un sourire.
Après quoi, il se leva du lit, prit le violon et se mit à l’accorder.
— Y a-t-il longtemps que vous n’avez été à l’Opéra ? lui demanda Delessov.
Albert jeta un coup d’œil derrière lui et soupira :
— Ah ! je ne le puis plus ! fit-il en se prenant la tête.
Il se rassit à côté de Delessov.
— Je vais vous dire, dit-il presque en chuchotant. Je ne puis plus y aller, je ne puis plus y jouer, je n’ai rien, — rien ! Je n’ai ni habit, ni logis, ni violon. Une vie de malheur, une vie de malheur ! répéta-t-il plusieurs fois». — Et pourquoi y aller, pourquoi ? Il ne le faut pas ! dit-il en souriant... Ah ! « Don Juan ! »...
Et il se frappait la tête.
— Eh bien, nous irons un jour ensemble, dit Delessov.
Albert, sans répondre, se leva brusquement, saisit le violon et commença à jouer le finale du premier acte de « Don Juan », en exposant en termes sommaires et précis le sujet de l’opéra.
Les cheveux de Delessov se dressèrent, lorsque Albert exprima les accents du commandeur mourant.
— Non, je ne puis pas jouer aujourd’hui, dit-il en quittant son violon : j’ai bu beaucoup.
Mais aussitôt après il s’approcha de la table, se versa un plein verre de vin, le vida d’un trait et vint de nouveau se rasseoir sur le lit à côté de Delessov.
Delessov attachait ses yeux sur Albert ; Albert souriait à de rares intervalles, Delessov aussi. Ils se taisaient tous les deux ; mais entre eux, par le regard et le sourire, une sympathie naissait, de plus en plus étroite. Delessov sentait qu’il aimait de plus en plus cet homme, et il éprouvait une joie incompréhensible.
— Avez-vous été amoureux ? demanda-t-il brusquement.
Albert demeura pensif pendant quelques secondes ; puis son visage s’éclaira d’un sourire triste. Il se pencha sur Delessov et le regarda attentivement dans les yeux.
— Pourquoi m’avez-vous demandé cela ? dit-il à voix basse. Mais je vous dirai cela, vous m’avez conquis, ajouta-t-il en regardant autour de lui. Je ne vous tromperai pas, je vous raconterai tout comme cela s’est passé, du commencement à la fin.
Il s’arrêta, et ses yeux prirent une expression hagarde et farouche.
— Vous savez que je suis faible d’esprit ? fit-il soudain... Oui, oui, poursuivit-il : Anna Ivanovna vous l’aura sans doute raconté. Elle dit à tout le monde que je suis fou. Ce n’est pas vrai, elle dit cela pour plaisanter, c’est une bonne personne ; mais moi, depuis un certain temps je ne suis pas tout à fait sain d’esprit.
Albert se tut de nouveau et attacha sur la porte obscure des yeux fixes, largement ouverts.
— Vous m’avez demandé si j’ai été amoureux ?... Oui, j’ai été amoureux, murmura-t-il en relevant ses sourcils. Cela se passait voilà bien longtemps, à l’époque où j’avais encore ma place au théâtre. J’y faisais le second violon, et elle arrivait dans une baignoire de gauche.
Albert se leva et se courba sur l’oreille de Delessov.
— Non, pourquoi la nommer ? dit-il. Vous la connaissez probablement ; — tout le monde la connaît... Je me taisais et la regardais seulement : je savais que j’étais, moi, un pauvre artiste, tandis qu’elle... une dame de l’aristocratie. Je le savais très bien. Je me bornais à la regarder sans penser à rien.
Albert devint songeur. Il rassemblait ses souvenirs.
— Comme cela arriva, je ne me le rappelle pas ; mais une fois on m’appela pour l’accompagner sur mon violon... Eh bien, que suis-je ? — Un pauvre artiste ! dit-il en secouant la tête et en souriant. Mais non, je ne saurais le raconter, je ne saurais... ajouta-t-il en se prenant sa tête. Comme j’étais heureux !
— Eh bien, vous alliez souvent chez elle ? interrogea Delessov.
— Une fois, une fois seulement... Mais c’est moi-même qui fus coupable. Je devins fou. Moi, je suis un pauvre artiste, elle, une dame de l’aristocratie. Je n’aurais dû rien lui dire. Mais je devins fou, je fis des sottises. Dès lors, tout fut fini pour moi. Pétrov a dit vrai : mieux eût valu la voir seulement au théâtre...
— Mais qu’est-ce donc que vous avez fait ? demanda Delessov.
— Ah ! attendez, attendez,... je ne puis pas raconter cela !
Et se cachant le visage entre ses mains, il demeura quelques instants silencieux.
— J’étais arrivé tard à l’orchestre. Nous avions bu ce soir-là, moi et Pétrov, et j’étais un peu abattu. Elle était assise dans sa loge et causait avec un général. Je ne sais qui était ce général. Elle était assise près du bord même de la rampe, elle avait une robe blanche avec des perles au cou. Elle parlait avec lui et me regardait. Deux fois elle me regarda. Sa coiffure était... comme ceci ; je ne jouais pas, mais je demeurais debout près de la basse et regardais. Alors, pour la première fois, quelque chose d’étrange se passait en moi. Elle souriait au général et me regardait. Je sentais qu’elle parlait de moi ; et je m’aperçus tout d’un coup que je n’étais plus à l’orchestre, mais dans sa loge, et que je tenais sa main, voilà, comme ceci... Qu’était-ce donc ? demanda Albert, qui se tut un moment.
— C’était l’ardeur de l’imagination, dit Delessov.
— Non, non... Mais je ne saurais vous dire... répondit Albert en fronçant les sourcils. Alors déjà j’étais pauvre, je n’avais pas de logis, et quand j’allais au théâtre, il m’arrivait parfois d’y passer la nuit.
— Comment, au théâtre ? Dans la salle obscure, vide ?
— Oh ! je n’ai pas peur de ces niaiseries-là. Ah... attendez. Dès que tout le monde était parti, j’allais dans cette baignoire où elle se tenait assise, et je dormais là. C’était ma seule joie. Quelles nuits j’y passais ! Ce même rêve me revint encore. La nuit évoquait, dans mon esprit, bien des images, que je ne peux pas vous raconter...
Albert, en abaissant les yeux, regarda Delessov.
— Qu’était-ce donc ? demanda-t-il.
— C’est étrange ! dit Delessov.
— Non, attendez, attendez !
Il continua, lui parlant à l’oreille, et chuchotant.
— Je baisais sa main, je pleurais auprès d’elle, je lui parlais longtemps. Je sentais l’odeur de son parfum, j’entendais sa voix. Elle me disait beaucoup de choses en une nuit. Puis je prenais mon violon et commençais à jouer doucement. Et je jouai très bien. Mais cela me devint insupportable. Je n’ai pas peur de ces sottises, et je n’y crois pas ; mais cela devint insupportable pour ma tête, dit-il en souriant et en touchant légèrement son front ; — cela devint insupportable pour ma pauvre raison : il me semblait que quelque chose se passait dans ma tête. Peut-être tout cela n’était-il rien, qu’en pensez-vous ? Tous les deux se turent un peu.
« Und wenn die Wolken sie verhüllen
Die Sonne bleibt doch ewigklar[2]. »
chanta Albert en souriant doucement.
— N’est-il pas vrai ? ajouta-t-il.
« Ich auch habe gelebt und genossen[3]. »
Ah ! le vieux Pétrov, comme il m’expliquerait tout cela !
Delessov, sans parler, regarda avec effroi la figure agitée et pâle de son interlocuteur.
— Connaissez-vous la « Iuristen-valtzer » ? s’écria tout à coup Albert.
Et sans attendre la réponse, il se leva vivement, saisit le violon et se mit à jouer la valse joyeuse.
S’oubliant tout à fait, convaincu, visiblement, qu’un orchestre entier l’accompagnait, Albert souriait, se remuait, trépignait et jouait excellemment.
— Hé ! assez s’amuser ! dit-il en finissant et en brandissant son violon. — J’irai, dit-il, après être demeuré quelque temps assis en silence ; et vous, vous n’irez pas ?
— Où ? demanda Delessov étonné.
— Retournons chez Anna Ivanovna ; on y mène joyeuse vie : du bruit, du monde, de la musique.
Delessov consentit presque, dans le premier moment. Cependant, en revenant à lui, il se mit à dissuader Albert d’y retourner ce soir-là.
— Seulement une minute.
— Je vous en conjure, n’y allez pas.
Albert soupira et déposa le violon.
— Rester, alors ?
Il regarda encore sur la table (il n’y avait plus de vin), et, après avoir souhaité une bonne nuit, il sortit.
Delessov sonna.
— Prends bien garde, ne laisse aller nulle part M. Albert sans ma permission, dit-il à Zakhar.
Le lendemain était un jour de fête. Delessov, s’étant levé, était assis dans son salon, devant son café, et lisait un livre. Albert ne remuait pas encore dans la pièce voisine.
Zakhar ouvrit discrètement la porte et regarda dans la salle à manger.
— Croyez-vous, Dimitri Ivanovitch, il est couché sur le divan nu ! Il n’a rien voulu étendre sous lui, ma foi. C’est comme un petit enfant. Je vous assure, c’est un artiste !
Vers midi, on entendit derrière la porte un gémissement et un bruit de toux.
Zakhar se rendit de nouveau dans la salle à manger, et le bârine perçut la voix caressante de Zakhar, et la voix faible, suppliante, d’Albert.
— Eh bien ? demanda le bârine à Zakhar lorsqu’il fut de retour.
— Il s’ennuie, Dimitri Ivanovitch, il ne veut pas faire sa toilette ; il est tout sombre. Il demande toujours quelque chose à boire.
— Non, puisque j’ai commencé, il faut aller jusqu’au bout.
Et, après avoir donné l’ordre de ne pas apporter de vin au musicien, il reprit son livre, non sans prêter cependant l’oreille à ce qui se passait dans la salle à manger. Rien n’y bougeait ; seulement, à de rares intervalles, on entendait une pénible toux et des crachements.
Deux heures environ se passèrent de la sorte. Delessov s’habilla, et, avant de partir, se décida à entrer un moment chez son locataire. Albert se tenait assis, immobile, près de la fenêtre, la tête baissée entre ses deux mains. Son visage était jaune, plissé, et non seulement triste, mais profondément malheureux. Il essaya de sourire en manière de bienvenue, mais sa physionomie prit une expression encore plus désolée. Il semblait tout près... de pleurer. Il se leva péniblement et salua.
— S’il était possible, un petit verre de vodka... dit-il d’un ton suppliant : je suis si faible, je vous en prie !
— Le café vous réconfortera bien mieux. Je vous le recommanderais.
Le visage d’Albert perdit tout à coup son expression enfantine. Il regarda par la fenêtre, d’un œil froid et terne, et s’affaissa sur sa chaise.
— Ne voulez-vous pas déjeuner, plutôt ?
— Non, je vous remercie, je n’ai pas d’appétit.
— Si vous vouliez jouer du violon, vous ne me gêneriez pas, dit Delessov en posant l’instrument sur la table.
Albert considéra le violon avec un sourire de mépris.
— Non, je suis trop faible, je ne puis pas jouer, dit-il en le repoussant loin de lui.
Après, quoi que lui dît Delessov, lui proposant de faire une promenade, d’aller le soir au théâtre, il se borna à saluer humblement et se tut obstinément.
Delessov partit, rendit quelques visites, dîna dehors et, avant le théâtre, passa chez lui pour changer de vêtement et savoir ce que devenait le musicien. Albert était assis dans l’antichambre obscure et, s’accoudant, regardait dans le poêle allumé. Il était vêtu proprement, lavé, peigné, mais ses yeux étaient troubles, morts, et toute sa physionomie exprimait une faiblesse, un épuisement encore plus grands que le matin.
— Eh bien, avez-vous dîné, monsieur Albert ? interrogea Delessov.
Albert fit de la tête un signe affirmatif, et, après avoir regardé dans le visage de Delessov, baissa craintivement les yeux. Delessov se sentit confus.
— J’ai parlé de vous aujourd’hui au directeur, dit-il en baissant aussi les yeux ; il sera très content de vous prendre, si vous lui permettez de vous entendre.
— Je vous remercie, je ne peux pas jouer, répondit doucement Albert.
Et il rentra dans sa chambre, en refermant la porte sans bruit.
Au bout de quelques minutes, le bouton de la porte tourna non moins doucement, et Albert ressortit de sa chambre avec le violon. Il le posa sur une chaise, après avoir effleuré Delessov d’un regard méchant, et se déroba de nouveau. Delessov haussa les épaules et sourit.
« Que dois-je encore faire ? En quoi suis-je coupable ? » pensa-t-il.
— Eh bien, et le musicien ?
Telle fut sa première question en rentrant chez lui assez tard.
— Mal ! répondit Zakhar avec douceur et d’une voix sonore. Il soupire toujours, tousse, et ne dit rien ; et il a demandé quatre ou cinq fois de la vodka. Je lui en ai donné un verre. Sans quoi nous risquerions de le faire mourir, Dimitri Ivanovitch. C’est comme l’intendant...
— Et il ne joue pas du violon ?
— Il ne le touche même pas. Je le lui ai apporté deux fois : il l’a pris tout doucement et l’a porté dehors, répondit Zakhar en souriant. Alors vous ne voulez toujours pas qu’on lui donne à boire ?
— Non, attendons encore un jour, nous verrons ce qu’il adviendra. Et à présent, comment va-t-il ?
— Il s’est enfermé dans le salon.
Delessov passa dans son cabinet, choisit quelques livres français et un Évangile en allemand.
— Tu déposeras ces livres demain dans sa chambre ; et prends garde, ne le laisse pas sortir, dit-il à Zakhar.
Le lendemain matin, Zakhar rapporta au bârine que le musicien n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Il avait passé son temps à se promener dans sa chambre et de sa chambre au buffet, essayant d’ouvrir l’armoire et la porte ; mais grâce à lui, Zakhar, tout était bien fermé. Le domestique ajouta que, tout en feignant de dormir, il avait entendu Albert marmotter il ne savait quoi, et agiter ses bras.
Albert devenait chaque jour plus sombre et plus taciturne. Il semblait qu’il eût peur de Delessov, et dans sa physionomie se lisait un effroi maladif lorsque leurs yeux se rencontraient. Il ne touchait ni aux livres, ni au violon, et ne répondait pas aux questions qu’on lui posait.
Le troisième jour que le musicien demeurait chez lui, Delessov rentra au logis tard dans la soirée, fatigué et énervé. Il avait couru toute la journée à solliciter pour une affaire qui lui semblait simple et facile, et, comme il arrive souvent, n’avait absolument rien obtenu, malgré des efforts inouïs. De plus, en passant devant le club, il était entré et avait perdu au whist. Il était de fort mauvaise humeur.
— Eh bien, Dieu soit avec lui ! répondit-il à Zakhar qui venait de lui exposer le triste état d’Albert. Demain je chercherai à obtenir de lui, décidément, s’il veut ou non rester chez moi et suivre mes conseils. Sinon, je ne le retiendrai plus. Il me semble que j’aurai fait pour lui tout ce que je pouvais.
— Voilà, pensa-t-il, fais du bien aux gens ! Je me gêne pour lui, je garde chez moi cet être sale, si bien que le matin je ne peux pas recevoir un inconnu. Je me mets en peine, je cours, et lui, il me regarde comme un scélérat qui, pour son plaisir, l’enferme dans une cellule. Et surtout il ne veut pas faire un seul pas pour lui-même. Ils sont tous ainsi (ce « tous » visait tous les hommes en général, et, en particulier, ceux à qui il avait eu affaire dans la journée...) Et que se passe-t-il en lui à présent ? Qu’est-ce qui l’inquiète et le désole ?... Il regrette la dépravation à laquelle je l’ai arraché ? La misère dont je l’ai sauvé ? Apparemment, il est si abaissé, qu’il lui est difficile d’envisager une existence honnête... Non, c’était là un enfantillage, décida à part soi Delessov. Et puis-je m’ingérer de corriger autrui, quand on a déjà tant de peine à se corriger soi-même !
Il voulait le laisser aller tout de suite ; mais, réflexion faite, il remit jusqu’au lendemain.
Pendant la nuit, le fracas d’une table renversée dans l’antichambre, un bruit de voix et de trépignements réveillèrent Delessov. Il alluma la bougie et se mit à écouter avec étonnement...
— Attendez, je le dirai à Dimitri Ivanovitch, disait Zakhar.
La voix d’Albert éclatait, ardente et incohérente. Delessov se leva brusquement et, la bougie à la main, sortit vivement dans l’antichambre. Zakhar, en chemise de nuit, était debout contre la porte ; Albert, en chapeau et en pardessus, le repoussait de la porte et criait d’une voix larmoyante :
— Vous ne pouvez pas me retenir ! J’ai un passeport, je n’ai rien pris chez vous. Vous pouvez me fouiller. J’irai trouver le maître de police.
— Permettez, Dimitri Ivanovitch ! dit Zakhar en s’adressant au bârine, et en continuant à tenir la porte avec son dos. Il s’est levé pendant la nuit, il a trouvé la clef dans mon paletot, et a bu un carafon entier de liqueur. Est-ce bien ? Et maintenant, il veut s’en aller. Vous ne m’en avez pas donné l’ordre, je ne peux donc pas le laisser partir.
Albert, en apercevant Delessov, se mit à presser Zakhar avec plus d’acharnement encore.
— Personne ne peut me retenir, on n’en a pas le droit ! criait-il en élevant la voix de plus en plus.
— Retire-toi, Zakhar, dit Delessov... Je ne veux pas vous retenir ni ne le peux, mais je vous conseillerai de demeurer jusqu’à demain, fit-il en se tournant vers Albert.
— Personne ne peut me retenir ! J’irai trouver le maître de police ! vociférait le musicien de plus en plus fort, en s’adressant à Zakhar seul et sans regarder Delessov...
— Au secours ! cria-t-il soudain d’une voix furieuse.
— Mais pourquoi hurlez-vous de la sorte ? On ne vous retient pas, dit Zakhar en ouvrant la porte.
Albert cessa de crier.
— Vous n’avez pas réussi ? Vous vouliez me faire mourir ? Non ! grommelait-il à part lui en mettant les galoches.
Sans dire adieu, et toujours bégayant des paroles vides de sens, il franchit le seuil. Zakhar l’éclaira jusqu’à la porte cochère, et revint.
— Dieu merci, Dimitri Ivanovitch ; autrement, il serait arrivé quelque malheur, dit-il au bârine. Et maintenant, il faut vérifier la vaisselle plate...
Delessov se borna à secouer la tête et ne répondit rien. À cette heure, le souvenir lui revenait, dans toute son intensité, des deux premières soirées qu’il avait passées avec le musicien, puis de ces dernières journées si tristes qu’Albert avait traînées ici, par sa faute à lui Delessov ; et surtout il se rappelait ce doux sentiment mêlé d’étonnement, d’amour et de compassion qu’avait excité en lui, dès le premier regard, cet homme étrange, et il le regrettait.
— Et que va-t-il devenir à présent ? pensait-il. Sans argent, sans vêtements chauds, seul au milieu de la nuit...
Il voulait même envoyer Zakhar à sa recherche, mais il était trop tard.
— Est-ce qu’il fait froid dehors ? demanda-t-il.
— Une grande gelée, Dimitri Ivanovitch, répondit Zakhar. J’ai oublié de vous dire qu’il faudrait encore acheter du bois avant le printemps.
— Et pourquoi m’as-tu dit qu’il en restait encore ?
Il faisait en effet bien froid dehors ; mais Albert ne le sentait pas, tant le vin bu et la dispute l’avaient échauffé.
Et mettant le pied sur le pavé, il regarda autour de lui et se frotta joyeusement les mains. La rue était vide, mais une longue rangée de réverbères l’éclairait encore de leurs lumières rouges ; le ciel était clair et plein d’étoiles.
— Quoi ? dit-il, en se tournant vers la fenêtre éclairée du logis de Delessov.
Et mettant, par-dessous son paletot, les mains dans les poches de son pantalon, se penchant en avant, Albert s’en alla, d’un pas pesant et incertain, par le côté droit de la rue. Il se sentait aux jambes et à l’estomac une grande lourdeur, dans sa tête quelque chose faisait du bruit, une force invisible le jetait de côté et d’autre ; mais toujours il marchait en avant dans la direction de la maison d’Anna Ivanovna. Dans sa cervelle se heurtaient d’étranges, d’incohérentes pensées. Il se remémorait tantôt sa dispute avec Zakhar, tantôt, il ne savait pourquoi, la mer et sa première arrivée en Russie par le bateau à vapeur, tantôt un motif familier commençait à chanter dans son imagination, et il se rappelait l’objet de sa passion et la terrible nuit du théâtre. Mais, malgré leur incohérence, tous ces souvenirs se représentaient à son esprit avec une telle clarté, qu’en fermant les yeux il ne savait pas ce qui était le plus réel, de ce qu’il faisait ou de ce qu’il pensait. Comment ses pieds se déplaçaient, comment, en vacillant, il se heurtait contre les murs, comment il regardait autour de lui et passait d’une rue dans l’autre, il n’en avait ni la conscience ni le sentiment. Il ne voyait et ne sentait que les images qui, se succédant d’une manière fantastique et se confondant, s’offraient à sa mémoire.
En passant par la rue Malaya-Morskaya, Albert fit un faux pas et tomba. Il revint à lui pour un instant, et aperçut devant lui une grande et superbe maison. Il reprit sa route. Au ciel on ne voyait ni les étoiles, ni la rougeur de l’aurore, ni la lune ; plus de réverbères non plus ; mais tous les objets s’accusaient clairement. Aux fenêtres d’un bâtiment qui se dressait au bout de la rue, des lumières brillaient, mais ces lumières vacillaient, pareilles à des reflets. Ce bâtiment allait grandissant, de plus en plus proche, de plus en plus lumineux devant Albert. Ces clartés s’évanouirent dès que le musicien eut franchi la large porte. Il faisait sombre à l’intérieur. Des pas solitaires résonnaient avec bruit sous les voûtes, et des ombres s’enfuirent en glissant à son approche.
— Pourquoi suis-je venu ici ? pensait-il.
Mais une puissance irrésistible le poussait en avant, vers les profondeurs de la salle..... Là se dressait une espèce de tribune et tout autour des gens se tenaient debout et muets.
— Qui est-ce qui va parler ? demanda Albert.
Personne ne répondit ; seulement l’un d’eux lui indiqua la tribune, où se trouvait déjà un grand homme maigre, aux cheveux rigides comme des soies de porcs, en robe de chambre bariolée. Albert reconnut aussitôt son ami Pétrov.
— Il est étrange qu’il soit ici ! pensa-t-il.
— Non, frères ! disait Pétrov en le désignant, vous n’avez pas compris cet homme qui a vécu parmi vous ; vous ne l’avez pas compris ! Ce n’est pas un artiste vénal, ce n’est pas un virtuose mécanique, ce n’est pas un fou, ce n’est pas un homme perdu : lui, c’est un génie, un grand génie musical, confondu, perdu parmi vous !
Albert comprit tout de suite de qui parlait son ami ; mais, désireux de ne pas le gêner, il baissa la tête par modestie.
— Lui, comme un brin de paille, il est consumé par ce feu sacré que tous nous adorons, continuait la voix ; il a développé tout ce que Dieu avait déposé en lui, et c’est pourquoi on doit l’appeler un grand homme. Vous avez pu le mépriser, le torturer, l’humilier, poursuivait la voix de plus en plus vibrante ; mais lui il fut, est et sera incomparablement supérieur à vous. Il est heureux, il est bon. Il aime et méprise tout le monde indifféremment, et qu’importe ? mais il n’a cultivé que le don qui lui venait du ciel. Il n’aime qu’une chose, le beau, le seul et indubitable bien du monde. Oui, voilà ce qu’il est ! Tombez tous devant lui la face contre terre ! À genoux, cria-t-il d’une voix forte.
Mais une autre voix commença à parler doucement dans le coin opposé de la salle.
— Je ne veux pas tomber à genoux devant lui, disait cette voix, dans laquelle Albert reconnut aussitôt la voix de Delessov. En quoi donc est-il grand ? Et pourquoi s’incliner devant lui ? Est-ce qu’il a mené une vie honnête et juste ? Est-ce qu’il a rendu service à la société ? Ne savons-nous pas qu’il a emprunté de l’argent et ne l’a pas rendu, qu’il a emporté le violon de son ami, et l’a mis en gage ?...
( « Ô mon Dieu, comme il sait tout, » pensait Albert en baissant encore plus la tête. )
— Ne savons-nous pas qu’il a flatté les pires gens, qu’il les a flattés pour de l’argent ? continua Delessov. Ne savons-nous pas qu’on a dû le chasser du théâtre ? Qu’Anna Ivanovna a voulu le livrer à la police ?...
— (Ô mon Dieu, tout cela c’est vrai, mais protège-moi ! dit Albert. Toi seul tu sais pourquoi j’ai fait cela.)
— Cessez, ayez honte ! parla de nouveau la voix de Pétrov : de quel droit l’accusez-vous ? Est-ce que vous avez vécu de sa vie ? Avez-vous éprouvé ses extases ?...
— (C’est vrai ! c’est vrai ! murmura Albert.)
— L’art est la suprême manifestation de la puissance humaine. Il n’est donné qu’à de rares élus, et il les élève à une hauteur vertigineuse où la tête tourne, où il est difficile de garder toute sa raison. Dans l’art comme dans toute lutte, il y a des héros qui se sacrifient à leur idée, et qui meurent sans atteindre le but !
Pétrov se tut ; Albert releva la tête et cria tout haut :
— C’est vrai ! c’est vrai !
Mais sa voix ne put articuler aucun son.
— Cela ne vous regarde pas ! lui dit sévèrement Pétrov... Oui, humiliez-le, méprisez-le, continua-t-il ; mais, de nous tous, c’est lui le meilleur et le plus heureux !
Albert, qui avait écouté ces paroles le bonheur dans l’âme, n’y put tenir davantage : il s’approcha de son ami et voulut l’embrasser.
— Va-t’en, je ne te connais pas ! répondit Pétrov. Passe ton chemin, autrement tu n’arriveras pas !...
— Vois-tu dans quel état tu es : tu n’arriveras pas ! cria un soldat de police au coin d’un carrefour.
Albert s’arrêta un moment, rassembla toutes ses forces et, en s’efforçant de ne pas vaciller, enfila une ruelle.
Quelques pas seulement le séparaient de la maison d’Anna Ivanovna. Du vestibule, une clarté tombait sur la neige de la cour et près du guichet stationnaient des traîneaux et des voitures.
En s’accrochant à la balustrade avec ses mains toutes froidies il gravit les marches et sonna.
La figure endormie d’une servante apparut dans l’ouverture de la porte. Elle regarda Albert d’un air irrité :
— On ne peut pas ! cria-t-elle ; on ne m’a pas donné l’ordre de vous laisser entrer !
Et elle referma la porte avec bruit. On entendait de l’escalier des sons de musique et des voix de femmes. Albert s’assit sur le seuil, s’appuya contre le mur et ferma les paupières. Au même instant une foule de visions incohérentes, mais non sans lien entre elles, l’entourèrent avec une force nouvelle, le prirent dans leurs ondes et l’emportèrent là-bas quelque part dans le domaine libre et merveilleux des visions.
— « Oui, c’est lui le meilleur et le plus heureux ! » voilà ce qui, involontairement, chante dans son imagination. Derrière la porte résonnent des airs de polka ; ils disent aussi, ces airs-là, que c’est lui le meilleur et le plus heureux. À l’église voisine les cloches tintent ; et ce tintement dit encore : « Oui, c’est lui le meilleur et le plus heureux. »
— Mais je vais retourner dans la salle, pense Albert ; Pétrov a sans doute beaucoup de choses à me dire encore.
Dans la salle, plus personne, et au lieu de Pétrov, c’est Albert lui-même qui est à la tribune, Albert jouant sur le violon tout ce que la voix disait auparavant. Mais le violon est d’une étrange construction ; il est tout en verre. Et il faut l’étreindre des deux mains et le presser contre la poitrine pour qu’il rende des sons. Et ils sont si tendres et si suaves, ces sons, qu’Albert n’a jamais rien entendu de pareil. Plus fortement contre son sein il presse l’instrument, plus il se sent consolé et heureux. Plus haut vibrent les sons, plus vite courent les ombres, et plus s’illuminent, d’une lumière transparente, les murs de la salle. Mais il faut manier l’instrument avec des précautions infinies pour ne point le briser. Albert joue du violon en verre avec une délicatesse extrême et merveilleusement bien. Il joue des choses que personne, il le sent, n’entendra jamais plus. Il commence déjà à se sentir fatigué, quand un autre son — lointain et sourd — le distrait. C’est le son d’une cloche, mais voici ce que dit la cloche :
— Oui, dit sa voix venue de loin et de haut, il vous semble misérable, vous le méprisez, mais c’est lui le meilleur et le plus heureux ! Personne, jamais plus, ne jouera de cet instrument !
Ces paroles familières semblèrent si angéliques, si nouvelles et justes à Albert, qu’il cessa de jouer, et, en s’efforçant de ne pas remuer, leva les bras et les yeux vers le ciel. Il se sentait beau et heureux. Bien qu’il n’y eût personne dans la salle, Albert redressa sa poitrine, et, relevant fièrement la tête, se campa à la tribune de manière que tous pussent le voir. Soudain une main le toucha légèrement à l’épaule ; il se retourna et, dans le demi-jour il reconnut une femme. Elle le regardait tristement et secouait la tête négativement. Il comprit aussitôt que ce qu’il faisait était mal, et il eut honte de lui.
— Où alors ? lui demanda-t-il.
Elle le regarda encore une fois longuement et fixement, puis baissa tristement la tête. C’était celle qu’il aimait, c’était elle et sa toilette était la même ; à son cou rond et blanc, un rang de perles étincelait et ses bras charmants étaient nus jusqu’au-dessus du coude. Elle lui prit la main et le mena hors de la salle.
— La sortie est de l’autre côté, lui dit Albert.
Mais elle, sans répondre, sourit et le fit sortir de la salle. Sur le seuil, Albert aperçut la lune et de l’eau. Mais l’eau n’était pas en bas comme à l’ordinaire, et la lune n’était pas en haut — un cercle blanc quelque part dans le ciel — comme à l’ordinaire : la lune et l’eau étaient confondues et partout épandues et en haut, et en bas, et autour des deux amants. Albert se précipita avec elle dans la lune et l’eau ; il comprit qu’il pouvait maintenant embrasser celle qu’il aimait plus que tout au monde. Il l’embrassa, et éprouva une béatitude insupportable.
— N’est-ce pas un songe ? se demandait-il.
Mais non, c’était la réalité ; c’était plus que la réalité, c’était la réalité et le souvenir. Il sentait que cette ineffable extase dont il jouissait actuellement était passée et ne viendrait jamais.
Alors pourquoi pleuré-je ? lui demandait.
Elle le regarda silencieusement, tristement. Albert comprit ce qu’elle voulait dire par ce regard.
— Mais comment, puisque je suis vivant ! dit-il.
Elle, sans répondre, regarda fixement en avant.
— C’est affreux ! Comment lui expliquer que je suis vivant ? pensait-il avec épouvante... Ô mon Dieu, mais je suis vivant, comprenez-moi ! murmura-t-il.
— C’est lui le meilleur et le plus heureux, fit une voix.
Mais quelque chose de plus en plus oppressait Albert. Était-ce la lune et l’eau, l’étreinte de la bien-aimée, ou des larmes, il ne le savait pas ; mais il sentait qu’il ne disait pas ce qu’il eût fallu dire, et que bientôt tout allait finir.
Deux invités sortant de chez Anna Ivanovna se heurtèrent contre Albert étendu sur le seuil. L’un d’eux se retourna et appela la maîtresse de maison.
— Mais c’est inhumain, dit-il, de laisser ainsi geler un homme.
— Ah ! toujours cet Albert ! J’en ai assez, répondit-elle. Annouschka ! mettez-le quelque part dans une pièce, dit-elle à sa servante.
— Mais je suis vivant, pourquoi m’enterrez-vous ? murmura Albert, tandis qu’on l’emportait, inerte, dans l’intérieur de la maison.
FIN
FRAGMENT INÉDIT[4]
Albert, œuvre assez peu connue en France, a été écrit en 1857 et en 1858. Comme pour Anna Karénine, La Mort d’Ivan Ilitch, Maître et Serviteur, etc., la vie même a fourni à Tolstoï le sujet de son récit.
Au commencement du mois de janvier 1857, Léon Nicolaiévitch entendit à Saint-Pétersbourg un violoniste de grand talent, Kizewetter. Il apprécia son jeu, rencontra plusieurs fois l’artiste, écouta son histoire et fut profondément ému par le sort misérable de ce « maniaque de génie » : c’est ainsi qu’il le désigne dans son journal.
Le 12 janvier, Tolstoï quittait la Russie. C’est à l’étranger qu’il commença à écrire Albert Dès le 1er mars, à Dijon, il lut à Tourgueniev un premier texte qu’il remania trois fois avant la publication de l’ouvrage dans la revue le « Contemporain » (Sovrémennik, 1858). À chaque remaniement Tolstoï introduisit de nouveaux personnages dans le récit. Quant au titre, six fois il le changea.
Les pages que nous publions sont tirées de la première version de la fin du chapitre II. Elles furent écrites au mois de septembre 1857. Le journal de Tolstoï permet de préciser non seulement la date, mais aussi bien les circonstances dans lesquelles il composa ces deux cents lignes, petit chef-d’œuvre, pensons-nous, au jugement de la postérité. À la date du 14 septembre, Tolstoï prend une note hâtive :
« Ce dont se souvint D...[5] aux sons de la valse. Comment il avait dansé et s’était mis tout en nage ; le baiser. Vieux déjà, tout ce qui l’entoure a la nudité d’un désert ; autrefois, arbre, nuage, tout lui semblait entouré de poésie. »
Le lendemain, 15 septembre, Tolstoï part de Iasnaïa-Poliana. Il se rend à la foire aux chevaux d’Efrémov, petite ville de district dans le Gouvernement de Toula. Il y achète une vingtaine de « rosses » et puis, installé dans une mauvaise auberge, entouré de maquignons, au milieu du bruit et du désordre d’un marché de campagne, « il se jette sur du papier et écrit quatre feuillets très réussis et pleins de feu ».
Sous le coup de l’émotion qu’il a ressentie, telle est sa première appréciation. Elle sera, croyons-nous, partagée par le lecteur.
Aux sons du violon d’Albert, Déléssov est envahi par les souvenirs de sa jeunesse. L’artiste qu’était Tolstoï révèle ici sa maîtrise tout entière ; le lecteur lui aussi se sent emporté malgré lui — il ne saurait résister à tant de jeunesse, de fraîcheur et d’amour.
Dans Albert, Tolstoï s’est contenté de noter rapidement la scène ; il a réservé tout le récit qu’il avait écrit, et s’est exprimé en ces termes :
Un des invités qui avait bu plus que les autres, était couché sur un divan, il cachait sa figure. Il tâchait de ne pas bouger de crainte qu’on ne s’aperçût de son émotion. Déléssov éprouvait une sensation qu’il ne connaissait pas. C’était comme si quelque chose de froid lui serrait la tête, un cercle qui tantôt relâchait, tantôt resserrait son étreinte. Il sentait la racine de ses cheveux. Un frisson glacé courait rapide le long de son dos. Quelque chose montait dans sa gorge, toujours plus haut, et finissait par le piquer au nez et au voile du palais comme avec la pointe d’une aiguille acérée. Et des pleurs invisibles mouillaient ses joues. Il sursautait, cherchant à retenir ses larmes, à les cacher, à les essuyer, mais il en venait d’autres et elles coulaient le long de son visage.
Par une étrange association d’idées, les premiers appels du violon d’Albert transportèrent Déléssov dans le passé, aux jours de sa première jeunesse. Et voilà cet homme déjà mûr, épuisé et fatigué par la vie, redevenu jeune : il a dix-sept ans, il est beau et il le sait, il est dans un état de béatitude, un peu sotte, et d’heureuse inconscience. Il revoit son premier amour, sa cousine en robe rose. Il assiste au premier aveu dans l’allée des tilleuls. Il sent la chaleur et l’attrait inattendu d’un baiser, donné par hasard ; il se souvient de l’enchantement et des charmes mystérieux des lieux qui l’entouraient. Et elle : son imagination, qui l’entraîne dans le passé, la fait apparaître lumineuse, dans une brume, où se mêlent espoirs confus, désirs inexpliqués, confiance absolue en la possibilité d’un impossible bonheur. Chaque minute d’heures alors trop peu goûtées, chaque minute l’une après l’autre, il les revit — non pas comme les instants sans valeur du temps présent qui s’enfuit, mais elles lui apparaissaient comme des images permanentes et douloureusement évocatrices d’un passé aboli.
Il les contemplait avec délices et il pleurait. Il pleurait non par regret du temps passé, du temps perdu (s’il pouvait revivre sa vie, il ne jurerait pas de la mieux employer). S’il pleurait sur les jours passés, c’est seulement parce qu’ils étaient passés sans retour, parce que jamais plus ils ne reviendraient. Les souvenirs revenaient l’un après l’autre et le violon d’Albert répétait toujours les mêmes paroles : « Il est passé pour toi et pour toujours le temps de la force, de l’amour et du bonheur. Jamais plus il ne reviendra. Pleure-le donc, verse sur lui toutes les larmes de tes yeux. Meurs en le pleurant. La vie ne te réserve pas d’autre ni de plus grand bonheur... »
Mais Tolstoï avait conservé les feuillets qu’il n’avait pas publiés dans son roman et qu’il trouvait « réussis et pleins de feu ». Ils forment un récit inédit, dont seules les sept lignes imprimées ci-dessous en italiques ont été maintenues dans le texte de l’édition complète des Œuvres de Tolstoï, édition de la comtesse Tolstaïa, Moscou, 1911, t. III, p. 170 et 171, que nous avons consultée. Ces pages ont paru pour la première fois, en russe, il y a quelques mois dans la revue En pays étranger (Na tchoujoi Storoniè). En voici la traduction :
Couché sur un divan, un homme pleurait. Pourquoi ? Sur quoi pleurait-il ? Voici.
Il avait trente-cinq ans. Il était fort riche. Depuis longtemps il s’ennuyait. S’ennuyer était presque devenu pour lui sa raison d’être dans la vie. Et c’était là où l’on devait s’amuser, qu’il était surtout pris par la tristesse et par l’ennui. Et puis il était à peu près chauve et ses cheveux continuaient de tomber. Il souffrait d’hémorroïdes, de rhumatismes aux jambes. Chaque jour s’écoulait pour lui dans un sentiment de mécontentement qui lui laissait comme un remords. Et ce remords le tourmentait du matin au soir. Il était bon, et cependant il ne pouvait plus aimer personne et il éprouvait un profond dégoût de lui-même.
Pourtant il avait été jeune et beau. Il avait aimé. Il avait cru qu’il était créé pour quelque chose, pour quelque chose d’exceptionnel et qui serait très grand.
Et voici que les premières mesures d’un air d’autrefois, la « Mélancolie », évoquent devant lui les jours passés, les jours heureux. En lui les impressions se succèdent et se pressent. Soudain il revoit une grande pièce au plancher rugueux, une table ronde, celle autour de laquelle il courait enfant. Aujourd’hui elle est divisée, cette table, et chaque moitié en est poussée contre le mur. Huit bougies éclairent la salle. Quatre Juifs forment un orchestre. Tout est en fête. C’est un bal, un bal rustique, un bal de noces.
Il revoit sa mère. Elle porte le bonnet des grands jours. Elle sourit d’un sourire de vieille. Ses lèvres muettes expriment de la joie à la vue d’une belle fille et d’un grand gaillard, son fils. Cette jolie fille, rayonnante de joie et de beauté, c’est sa sœur. Il reconnaît tous ceux qui sont là, de braves voisins, des amis. Les domestiques de tous âges, fillettes et jeunes gars, se pressent aux portes pour admirer leur jeune seigneur. Et certes il était alors un gai luron, le sang à fleur d’une peau fine et blanche. Il était beau. On l’admirait. Il le sentait. Et il en était ému et heureux.
Mais la voici, enfin, la belle des belles, Lise Toukhmatchev. Elle porte une robe rose avec des franges. La jolie toilette ! L’autre, celle du matin, la robe de toile grise, n’est pas mal non plus. Mais la rose est mieux. D’abord c’est celle qu’elle porte en ce moment. Et puis elle laisse voir en arrière, sur la nuque, la fossette d’un cou charmant, et des bras que dore un léger duvet, des bras en général soigneusement cachés.
Lise ne cesse de sourire. Un sourire qui est presque un rire. De quelle joie sereine s’illumine son frais visage tout rose où perlent des gouttes de sueur. De ses dents blanches, de ses yeux brillants, de l’incarnat de ses joues, de ses cheveux luisants, de la blancheur de son cou, de toute la personne de Lise se dégage un incomparable éclat : c’est un éblouissement. Elle a eu chaud. Mais cela même est charmant. C’est une fille des champs : il se dégage d’elle quelque chose de sain et de fort. De légers frisons aux tempes et sous sa lourde tresse brillent collés à sa peau ; ses joues empourprées sont constellées de diamants ; une chaude atmosphère de volupté l’entoure ; près d’elle on brûle. Il a déjà dansé vingt valses avec elle et il n’est pas satisfait. Encore, toujours, éternellement, pour obtenir d’elle quelque chose, quelque chose d’impossible.
À peine a-t-il fait un pas vers elle en s’éloignant de la porte, qu’elle lui sourit et fixe sur lui des yeux ardents. Il s’approche, elle le sait : il va de nouveau la saisir par la taille et une fois encore l’entraîner dans le tourbillon de la valse. Le thème de cette valse se développe et se répète. Il échauffe le sang des jeunes cœurs et doucement les fait battre. Et comment Lise ne saurait-elle pas que c’est à elle qu’il vient ? Certes il y en a d’autres dans la salle, un dizaine de couples, jeunes gens et jeunes filles, d’autres encore. Mais est-ce que cela existe quand il est là, lui, le beau garçon, et elle, la belle Lise ? Chacun le sent. Il n’y a qu’eux ; le reste n’est qu’apparence.
Il n’y a qu’une Lise, la mienne. Et elle est à moi parce que je suis, moi, à elle tout entier, que je suis prêt à mourir à l’instant sur place, dans les tortures, pour elle, pour Lise.
Je m’approche d’elle. Le Juif qui tient le premier violon attaque les premières notes grêles d’une valse entraînante. Maman et tous les autres, tous, tous, nous regardent et disent : le voilà le couple incomparable, unique au monde. Et ils n’ont pas tort. À peine suis-je près d’elle, qu’elle est levée ; elle a déjà arrangé les plis de sa robe. Qu’est-ce qu’elle recouvre cette petite robe ? que cache-t-elle aux yeux ? Je ne le sais pas. Je ne veux rien en savoir. Ses jambes ? Peut-être... Mais peut-être rien de cela. Après tout, c’est possible. Et il vaut mieux le penser... Elle lève son bras. À la jointure du coude se forme un pli et une petite main potelée, mais ferme, se pose légère sur ma robuste épaule.
J’aspire l’air chaud qui l’entoure. Quelque part sous sa robe de petits pieds s’agitent et tout fuit devant mes yeux : et les Juifs, et maman, et, tout souriants, ma sœur et son fiancé. Voici que Lise me regarde. M’a-t-elle vraiment regardé ? Je ne sais, mais quelque chose s’est passé en elle et en moi. Est-ce l’effet d’un regard ? Peut-être même pas. En tous cas, un miracle s’est fait : il est arrivé ce que je n’osais souhaiter, et ce que cependant je désirais de toute mon âme. Nos pieds ne touchent plus terre, son bras, sa poitrine, elle-même, où est tout cela ? Où suis-je ? Quelqu’un le sait-il ? Nous volons, nous volons. Quelque chose brille. Je perçois des sons (je ne sais ce que c’est et ne veux rien savoir), des mots aussi, un murmure plutôt. Je ne l’entends pas. Je ne veux pas l’entendre. Elle me serre la main pour me tirer de mon rêve. Je vois un heureux sourire. Et elle dit pour la seconde fois : « Allons, allons tout droit au salon. »
Pourquoi ce sourire qui ne la quittait pas ? C’est qu’elle ne pouvait le maîtriser. Et je le comprenais bien alors. Mes forces sont triplées, décuplées. Tous mes nerfs vibrent tendus dans un inutile effort. Nous sommes emportés malgré nous. Il semble que nous devions nous heurter aux montants de la porte et au groupe des femmes de service. Mais non. Nous évitons tout : domestiques et chambranles. Dansant toujours, nous pénétrons tout droit dans le salon.
Une chandelle qui charbonne éclaire faiblement le salon. On entend à peine les violons. Le long des murailles, des chaises. Elle est là dans le salon et moi j’y suis aussi. Nous nous arrêtons. Elle rit. Un profond soupir de bonheur soulève sa poitrine. Un instant, ses yeux quittent mes yeux baissés... et puis, de nouveau, je la regarde. Ses yeux disent : « Eh bien ? » Les miens répondent : « Est-ce possible ? Ce serait trop de bonheur. » Et tandis que les yeux dans les yeux nous nous rapprochons étrangement l’un de l’autre, nos lèvres se cherchent et se trouvent et nos mains réunies se pressent..
À ce moment même, quelqu’un, l’air sérieux, traverse le salon sous prétexte de moucher la chandelle. Ce n’est que Joseph. Lise me regarde avec des yeux rieurs et passe au petit salon. Moi, fredonnant d’un air dégagé, je rentre dans la salle.
Mon front est baigné de sueur. Je suis tout rouge. Je prends mon mouchoir de soie et je m’essuie en rejetant en arrière mes cheveux (ils sont beaux et épais, et je le sais). Je rejoins les danseurs en me frayant un chemin au milieu des femmes de chambre qui obstruent l’entrée de la salle de bal. Matriocha fait partie de ce groupe. Elle est précisément sur mon chemin. Elle tourne vers moi son joli visage illuminé d’un sourire provocant. Je lui jette un regard dur qui veut dire : « Je ne veux pas comprendre. » Je passe, hautain, en évitant de la toucher.
Lise, elle aussi, rentre dans la salle. Nous échangeons un regard encore plus gai que tout à l’heure. Pourquoi serions-nous honteux ? Et de quoi ? Nous sommes très fiers de ce que nous avons fait. Que pouvions-nous faire de mieux ? Qu’y a-t-il au monde de plus délicieux que cela ?
Sans doute, Joseph racontera à Agafia Mikhailovna ce qu’il a vu et celle-ci le redira à maman et maman en fera la confidence aux voisins, leur demandera conseil sur ce qu’elle doit faire. Et ils vont pousser des ah ! et des oh ! et tomber d’accord avec elle sur la nécessité de faire le secret sur pareille aventure. Après tout, que m’importent les voisins ? Tout cela, est-ce que cela existe ? Pour moi une seule chose existe dans le monde : Lise, Lise ma chérie, Lise fraîche comme une pêche, ses yeux, ses lèvres, ses dents, tout ce que j’ai touché et senti ce soir même. Ce que je veux, c’est danser avec elle, encore et encore. Pour moi, nulle autre, rien d’autre n’existe dans le monde.
Pourtant je sortis sur le perron pour respirer un instant. J’allais rentrer. Je me heurtai à Matriocha. Ah ! chez elle aussi que de charmes ! La main sur le bouton de la porte, je restai un peu de temps auprès d’elle. Je lui dis quelques mots à voix basse, puis je fis deux ou trois pas, volontairement bruyants, pour faire croire dans l’antichambre que j’entrais sans m’être arrêté au perron. Matriocha me menaça du doigt, éclata de rire et se sauva. Je rentrai dans la salle.
Dieu ! Quelle joie de vivre ! Que de gaîté, que d’entrain, de force, d’esprit, et de joie un peu sotte, je sentais en moi tout ensemble ! Je fis une culbute, je pris dans mes bras mon futur beau-frère et le portai jusqu’à sa place au souper ; d’un bond je franchis la table. Je me sentais fort et voulais le faire voir. On me regardait, on m’admirait et on riait. Je le sentais, mais surtout j’étais très satisfait de moi-même. Ce soir-là, je n’aurais reculé devant rien : je pouvais tout réussir. J’aurais marché la tête en bas et les pieds au plafond, s’il m’en avait pris fantaisie.
J’entendis tout d’un coup, je m’en souviens, un tintement de sonnailles : c’était la voiture de Lise et de sa mère. Quel doux et triste émoi je ressentis ! Je décidai qu’elles ne partiraient pas. Et elles ne partirent pas. « Maman, demandez-leur donc de rester. » Ma bonne mère sourit avec malice et s’en fut bien vite pour les en prier. Et elles acceptèrent. Ma bonne vieille, ma délicieuse maman, où te chercher maintenant ?
Elles restèrent, mais elles montèrent dans leur chambre. Et pourquoi vraiment ? À mon avis on pouvait très bien se passer de dormir. Mais elles allèrent se coucher. Tout échauffé encore, tout en sueur, j’enlevai mon col et je sortis dans la cour. Je me promenai dans l’herbe couverte de rosée blanche en regardant les fenêtres de sa chambre, me demandant ce que je pourrais bien encore faire ? Aller me baigner, sauter à cheval et faire dix verstes pour gagner la ville et autant pour rentrer à la maison, me coucher là au seuil de la porte, y dormir et lui dire : c’est pour toi que j’ai fait cela ? Le veilleur de nuit, lui aussi, je m’en souviens, errait dans la cour. Je m’aperçus soudain que je l’aimais beaucoup, ce brave paysan de notre village. « Il faut que je lui donne quelque chose, » me dis-je. Et j’allai causer avec lui. Ce que je lui disais n’était pas bien spirituel, mais que tout cela était charmant ! Et Lise et moi-même et la nuit, tout n’était que félicité, et la face barbue du brave homme elle-même, me semblait-il, reflétait mon bonheur.
Tels étaient les souvenirs qu’évoquaient dans la mémoire de celui qui était là couché sur le divan les sons du violon d’Albert et voilà ce qui le faisait pleurer. S’il pleurait, ce n’était pas regret du temps passé, du temps perdu. S’il pouvait revivre sa vie, il ne jurerait pas de la mieux employer. Il pleurait sur les jours passés parce qu’ils étaient passés, parce que jamais plus ils ne reviendraient.
Si l’archet du musicien faisait revivre dans son souvenir cette nuit tout entière dans ses plus petits incidents, c’est peut-être que le violon d’Albert rappelait le son de celui du Juif, premier violon à cette soirée de noce. C’est peut-être aussi parce que ces temps-là, comme l’art même d’Albert, n’étaient que force et beauté.
À travers la magie des sons, il ne cessait de percevoir les mêmes paroles :
« Le temps passé est passé. Jamais plus il ne reviendra. Pleure-le donc. Verse sur lui toutes les larmes de tes yeux. Meurs en le pleurant. La vie ne te réserve pas d’autre, ni de plus grand bonheur. »
Il pleurait. Ses larmes étaient douces.
LÉON TOLSTOÏ
14 septembre 1857.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 mars 2012.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] En français dans le texte.
[2] Et quand les nuages le voilent, le soleil reste quand même radieux.
[3] Moi aussi j’ai vécu et joui.
[4] La Revue de Paris doit la communication de ces pages, dont les lettrés apprécieront l’intérêt, à M. Charles Salomon, qui en a fait la traduction avec M. Th. Tutchev. M. Charles Salomon a déjà tiré de ses archives Tolstoï le Récit de Novicov, Dernière Nuit à Iasnaïa-Poliana, la Lettre de la Comtesse Tolstoï à Koni, racontant le départ de son mari, et tout récemment, pour les Cahiers Verts, le récit d’une paysanne corrigée par Tolstoï et publiée sous le titre Ma Vie. Il est aujourd’hui l’un des hommes qui en France connaissent le mieux l’histoire et les œuvres de Tolstoï. A. C.
[5] Déléssov, un des principaux personnages du récit.